"La claque"
« La liberté est anarchie, parce qu'elle n'admet pas le gouvernement de la volonté, mais seulement l'autorité de la loi, c'est-à-dire de la nécessité »
Ma soeur et moi passions l'été à la campagne chez nos grands-parents maternels. J'avais 6 ans,
ma soeur 4 et nous baignions dans une étrange et agréable sensation de liberté.
Parmi les odeurs choisis par le souvenir: celle du salpêtre moutonnant au bas des murs de la cuisine où, sur une cuisinière en fonte que tenait au chaud une buche, se mélangeaient les parfums fruités de la bassine à confitures avec le goût salée de l'inépuisable soupe au vermicelle de Grand-père qui mitonnait du matin au soir. J'aimais le visage calme de notre grand-mère, les yeux
gris de notre grand-père, leurs genoux refuges, lieu profond et doux de plaisir.
Plus câlins que nos parents, ils veillaient sur tout, prévoyaient tout, voyaient tout et s'arrangeaient de tout.
Avec la fin des grandes vacances, tous les ans à cette époque nous rentrions le coeur brisé à
Nancy et les beaux jours encore présents n'ajoutaient que plus de désespoir à notre vague à
l'âme.
Cette année là, nous y étions depuis Pâques et j'avais fréquenté l'école communale du
village. Un poêle qu'aux petits matins frais, un grand du certificat d'études rallumait avant
l'arrivée des autres élèves, marquait l'allée centrale qui s'avançait jusqu'à l'estrade et séparait
les garçons des filles. Une dame de bonne volonté venait leur apprendre la couture pendant
que le maître d'école nous enseignait l'histoire naturelle. La joie de pouvoir vivre à la
campagne nous remplissait de bonheur.
Une petite soeur était née pendant notre absence et si nous étions impatients de la connaître,
elle n'en était pas moins associée à l'idée désagréable de devoir repartir.
Après les moissons le moment de la batteuse était venu et nos parents ne devaient plus tarder.
Dans la voiture, on avait d'abord aperçu maman coiffée d'un chapeau de paille garni de
rubans assortis, puis papa que rien n'aurait pu troubler, conduisant sa nouvelle Peugeot
qui flanquée d'un lion rugissant étincelait dans les rayons du soleil.
Notre petite soeur blottie
au fond d'un landau sanglé sur la banquette arrière avait capté toutes les attentions et pourtant
elle ne savait encore ni parler ni marcher, quelle déception...
J'eus un mouvement de révolte. Il y a des moments de la vie où une sorte de magie insensée
naît de la somme des ennuis qui nous assaillent et on est en droit de demander une trêve au
temps, ce qu'il ne saurait refuser à un enfant.
Je cherchais un crouton de pain, mon seau et
m'échappais attraper des vairons au lavoir, une idée me viendrait bien en chemin, la pêche
n'était-elle pas inspiratrice de sagesse.
Au bout du jardin coulait un ruisseau, aujourd'hui à sec, qui alimentait un lavoir où les
femmes du village venaient en bande adoucir la corvée du linge. On est ici sur les confins de
la Bourgogne et de la Champagne où les silex et la craie rendaient la culture difficile.
Plusieurs fois pour m'être aventuré jusqu'à la rivière interdite, j'étais rentré crotté jusqu'aux
genoux de tourbe malodorante. Les pâtures s'allongeaient entre les zones humides plantées de
rangées de peupliers dans les méandres de la Vanne. Ses sources captées fournissaient par un
aqueduc de l'eau pure aux habitants des beaux quartiers parisiens voisins du parc Montsouris. Je me penchais au dessus de l'eau claire du lavoir, couché à plat ventre, les jambes faisant
balancier pour apercevoir les buses en pierre. C'était le refuge des vairons et des épinoches
qui sortaient comme des fusées se saisir des boulettes de mie de pain.
Quel effroi !
En un
éclair quelque chose avait crevée la surface de l'eau ! Mort de trouille, dos contre le mur,
j'étais prêt à bondir au dehors les jambes à mon cou.
Bien vite à ces secondes de terreur
succédèrent la surprise : une énorme grenouille rousse, plus grosse que je n'en avais jamais
vue, nageait la brasse dans la longueur du bassin. Voilà mon espoir d'été prochain, rien ne
valait un animal de compagnie pour supporter la vie en ville.
Pieds nus dans le lavoir je ne
tardais pas à la capturer dans mon seau. Heureux et plus fier qu'un prince, imitant un guerrier
indien pour que personne ne me surprenne, j'étais revenu mettre en sécurité Grenouille rousse
derrière les clapiers des lapins de la grange. Inestimable cachette connue seulement de moi-même
et par la suite de Grand père.
Grand-père était mon confident, mon meilleur allié, et je ne résistais pas à lui demander
conseil pour le voyage de Grenouille rousse. Rien n'était plus facile : il fallait lui laisser juste
ce qu'il faut d'eau, de l'air pour respirer et pour ne pas qu'elle se sauve un couvercle solide.
Les confitures avaient été plus abondantes que d'habitude, il n'y avait plus de bocal alors
Grand-père me suggéra de coincer mon seau sous un des sièges de la voiture, une tuile ferait
affaire de couvercle. Ce qui fût dit fût fait et il fît le guet pendant que j'installais
confortablement Grenouille rousse dans la belle automobile, à l'abri des regards indiscrets.
L'heure du départ avait sonné. La mélancolie qu'il y avait dans la tendresse des yeux de notre
grand-mère ne s'accordait pas aux sourires mal contenus de Grand-père dont les rictus
faisaient sursauter ses moustaches.
Toujours plein de malice il se délectait probablement déjà,
imaginant la tête de maman empreinte de la sévérité qu'il fallait à une mère de famille
pour préserver toute son autorité face à une improbable grenouille dont la place était
effectivement bien mieux à la campagne qu'en ville.
Dès la sortie du village, allaient s'élargissant et étales à perte de vue, de blondes pièces de
chaumes entrecoupées de labours et de haies, vastes étendues de nature désertes. Au bout de
l'horizon, droit devant nous, apparaissaient les chênaies des forêts profondes et sauvages qui
de l'Aube à la Haute Marne se relayaient presque sans interruption, les lacs de la forêt d’Orient n’existait pas encore.
Papa dans sa
jouissance de conduire sa belle automobile restait imperturbable. Maman était toujours
inquiète, n'avait-elle pas un jour, cru voir un chat sauvage ? Sans doute l'angoisse d'une
panne dans ces forêts sombres et froides. Et si nous avions manqué d'essence…. Il n'y avait
pas de pompe avant Brienne le Château où nous nous arrêtions à chaque voyage pour refaire
le plein et vérifier les niveaux.
La vue de la côte et du Château au loin la rassurait mais nous
n'y étions pas encore. Traversant ces bois la route n'en finissait pas de s'étirer, virage après
virage bosse après bosse, interminable… Pour chasser cette angoisse je songeais à Grenouille
rousse en me parlant par la pensée « il faudra que je lui aménage une petite maison avec une échelle, me sera-t-elle
attachée, je lui attraperai des mouches » des rêves succédèrent aux rêves, le temps passa
plus vite.
La côte se dressait enfin devant nous. Le moteur de la Peugeot vrombissait, bientôt l'entrée de
la ville de Brienne le Château sur les pavés. Quel oubli impardonnable, je n'avais pas prévu
ces pavés et Grand-père qui n'en savait rien! Avec les trépidations le seau avait glissé et s'était renversé, éclaboussant les pieds de ma soeur qui poussa un cri et se mit à pleurer.
Grenouille rousse maintenant libre, affolée cherchant son salut, sautait entre les jambes de
maman, créant l'épouvante ! Incapable de comprendre d'où sortait cette insaisissable
chose hideuse à la peau glacée, maman s'était mise à hurler :
« Serge ! Arrête-toi ! Arrête-toi
vite ! Vite ! »
Papa qui n'avait pas son pareil pour garder son sang froid rangea calmement l'auto sur
le bas côté de la route. J'aurais voulu que les portes restent fermées le temps de rattraper
Grenouille rousse mais il était déjà trop tard, ma soeur et maman avait jailli sur le talus,
trépignant dans tous les sens, secouant leur jupe, se battant les jambes. Grenouille rousse
fuyait, enchainant des bonds de plus en plus grands. Elle allait se sauver, quel grand malheur !
Je m'affairais autour de la voiture pour essayer de la rattraper, un instant ce monde n'existait
plus, dans mon désarroi je courrais, à droite, à gauche, devant, derrière... Papa haussait les épaules, peut-être avait-il esquissé, en cachette, un timide sourire. Maman était blême essayant de reprendre son souffle, puis sa figure prit une
expression de colère, et sans même dire un mot, la claque raisonna tellement fort que les murs
du château m'en renvoyèrent l'écho !
Je ne me souviens pas avoir versé une larme, ma joue bouillante me cuisait, mes rêves
venaient de se transformer en cauchemar. Nous apercevions les fonds de Toul, j'étais bien
éveillé maintenant. Le temps avait changé, il s'était mis à pleuvoir, la grisaille envahissait
l'horizon, nous ne tarderions plus à arriver. Ma soeur semblait m'en vouloir de lui avoir caché
quelque chose et il me faudrait assez de volonté pour tenir, tenir jusqu'à l'année prochaine que
l'été revienne.
Peu à peu, j'avais oublié Grenouille rousse. Son souvenir s'était évanoui quand, au début du
printemps, nos grands-parents avaient pris le train pour Nancy. Notre petite soeur de santé
fragile fatiguait trop maman, surtout qu'elle attendait aussi, ce que l'on apprendra plus
tard, un petit frère. Ils nous reconduisaient avec eux à la campagne, revoir les premières
aubépines, les pommiers en fleurs, les épinoches, les vairons et retrouver mes copains de la
communale. Grand-père en avait profité pour acheter deux gaules qu'il ramenait ficelées sur
sa valise. Grand-mère n'avait pas vendu la mèche, mais je sais maintenant qu'il y en avait une
pour moi.
Christian
|